Concilier la préservation du patrimoine et la transition écologique : le cas du centre ancien de Bordeaux

Vue de Bordeaux depuis la flèche Saint Michel. © Guillaume Fournier.
Vue de Bordeaux depuis la flèche Saint Michel. © Guillaume Fournier.

En 2050, Bordeaux pourrait atteindre des températures similaires à celles de Séville aujourd’hui, avec des épisodes de canicule pouvant frôler les 50°C. Cette situation pose une question cruciale : comment adapter cette ville, riche en patrimoine historique et dont le centre ancien est classé au patrimoine mondial de l’Unesco, face aux bouleversements climatiques pour en garantir l’habitabilité ? Et comment pouvons-nous, en tant qu’ABF, accompagner ces changements nécessaires ?

Cinquième métropole française, Bordeaux se distingue par son patrimoine architectural unique, hérité du siècle des Lumières. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2007 sous le nom de “Bordeaux, port de la Lune”, la ville doit cette reconnaissance à ses trois cent soixante-seize monuments historiques, ses façades ouvertes sur la Garonne et ses bâtiments en pierre de taille de styles classique et néoclassique. La protection du centre ancien repose principalement sur un Site patrimonial remarquable (SPR) couvrant cent cinquante hectares et plus de quatre mille immeubles. Créé en 1967 et réglementé par un plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) depuis 1988, la dernière révision, arrêtée en 2022, a permis d’intégrer de nouveaux enjeux, notamment environnementaux.

Pourtant, cette richesse patrimoniale fait face à des menaces accrues liées aux changements climatiques, rendant nécessaire une réflexion sur son avenir.

Les projections pour 2050 annoncent des vagues de chaleur multipliées par trois et des risques d’inondation plus fréquents. Ces conditions accentueront des phénomènes déjà observés, comme les îlots de chaleur urbains (ICU), auxquels le centre ancien de Bordeaux est particulièrement exposé en raison de sa densité urbaine et de sa faible proportion d’espaces verts (seulement vingt mètres carrés par habitant, soit deux fois moins que la moyenne des grandes villes françaises).

La Convention citoyenne de Bordeaux en 2024 a mis en lumière une forte demande des habitants pour « …une ville vivable et végétale [plutôt] que classée et invivable… ». Cette demande d’une nécessaire adaptation a amené l’élection d’une municipalité écologiste en 2020, en rupture avec la vision de la ville.

« …Bordeaux est une ville minérale (et très protégée au titre du patrimoine), [où] les contraintes architecturales ne doivent pas constituer des barrières [à la transition écologique]… »1

Pierre Hurmic, maire de la ville de Bordeaux, place Pey-Berland, 2022. © Pierre Hurmic

L’adaptation climatique des centres anciens

L’adaptation de la ville au changement climatique s’articule autour de trois axes :

  • La lutte contre les îlots de chaleur urbains :
    Le centre ancien de Bordeaux, dense et minéral, est particulièrement vulnérable aux îlots de chaleur urbains. La municipalité a lancé plusieurs initiatives pour lutter contre ce phénomène, notamment la végétalisation d’espaces publics par la plantation d’arbres et en pied de façades. Bien que nécessaires, ces mesures ponctuelles ont un impact limité sur la température globale de la ville.

En outre, on constate un manque de coordination entre les actions imaginées dans le cadre du PSMV et les actions menées. Or, si elles ne sont pas cadrées en amont avec l’ABF, ces plantations peuvent dénaturer la perception du centre historique voire, à moyen terme, accélérer la dégradation des matériaux anciens.

  • Rénovation thermique des bâtiments anciens :
    Les bâtiments anciens sont intrinsèquement durables, avec des modes de construction qui favorisent la ventilation naturelle grâce à leurs matériaux durables. Toutefois, ils posent des défis pour s’adapter aux modes de vie contemporains et au confort thermique. La thermographie aérienne réalisée à Bordeaux en 2018 montre des déperditions de chaleur accrues dans le centre ancien2 . Malheureusement, on constate une contradiction entre les politiques nationales de préservation du patrimoine architectural demandées, notamment par le PSMV, et celles de rénovation des logements, par exemple leur isolation par l’extérieur appuyées par des aides financières locales3 .

  • Développement des énergies renouvelables
    La volonté municipale est de « …faire de Bordeaux une ville solaire… »4 , en facilitant les projets EnR des habitants à travers la mise en œuvre des zones d’accélération des EnR (ZAEnR)5 y compris sur le centre ancien. Ils souhaitent notamment montrer l’exemple en installant des panneaux solaires sur des monuments emblématiques comme le Grand Théâtre et la mairie. Cette position introduit un discours contradictoire de la puissance publique, principalement dans le centre-ville, où les toits sont en tuiles canal et où le PSMV interdit l’installation de panneaux solaires sur les constructions existantes.

En résumé, les élus de Bordeaux montrent une forte volonté d’agir face aux défis climatiques à travers des politiques de végétalisation, de rénovations thermiques et de promotion des énergies renouvelables. Toutefois, on constate un manque de différenciation des secteurs patrimoniaux et de prise en compte des règles du PSMV. En outre, peu d’actions fortes et coordonnées ont été entreprises dans le centre ancien, limitant leur impact. L’absence de consensus entre les différents acteurs du territoire fragilise l’acceptabilité des politiques publiques par les habitants.

Vers une conciliation entre patrimoine et transition écologique : le rôle de l’ABF

Face à ces défis, le rôle de l’architecte des bâtiments de France (ABF) est essentiel. Il s’agit d’accompagner les acteurs locaux — élus, citoyens, services de l’État — dans la mise en œuvre d’actions conciliant protection du patrimoine et adaptation climatique.

  • Accompagnement de la collectivité et des élus
    Le premier point est le développement d’une vision partagée entre l’État et la Ville pour la gestion du PSMV face au changement climatique. Impliquer les élus et les services de la collectivité est crucial pour assurer un portage politique effectif du PSMV, qui doit devenir un outil opérationnel partagé. Le renforcement des permanences des ABF à l’Hôtel de Ville avec la présence régulière des élus, ainsi que la mise en place d’une co-instruction des projets entre l’UDAP et Bordeaux Métropole permettrait une avancée vers la création d’une culture commune de la puissance publique, et donc vers une instruction plus efficace, moins chronophage et moins conflictuelle.

  • Évolution du PSMV
    À moyen terme, ce partage pourrait conduire à l’ajustement du PSMV. Par exemple, pour lutter contre les îlots de chaleur urbains, de nouveaux sous-secteurs pourraient être identifiés afin de mener des actions spécifiques, telle que la végétalisation d’espaces publics prioritaires, l’utilisation de revêtements de sol à albédo élevé, la création de logements traversants et la réduction de la densité urbaine, etc.

Afin de penser la rénovation thermique en adéquation avec la préservation du patrimoine, le règlement pourrait intégrer des méthodes traditionnelles de construction, ou l’interdiction de supprimer les combles non habitables6 .

Concernant les énergies renouvelables, il est essentiel de préserver les toits en tuile canal et d’installer des panneaux solaires seulement dans des zones non patrimoniales. Cependant, certaines toitures sans intérêt architectural et/ou patrimonial du centre ancien, non visibles depuis l’espace public — comme celle de l’immeuble de la FNAC — pourraient accueillir des panneaux solaires.

Toiture de la FNAC, au cœur du SPR. Source : Google Earth.
  • Accompagnement des citoyens et artisans
    Renforcer la communication autour du PSMV permettrait d’encourager des comportements respectueux et durables tout en confortant l’acceptabilité des décisions liées à la préservation du patrimoine. Cela inclut la facilitation de l’accès à l’information — réalisation de fiches conseils, publication de tous les documents du PSMV sur le site de la métropole, etc. — et le renforcement des lieux d’animation autour du patrimoine, comme le CIAP7 .

  • Accompagnement des autres services de l’État
    Il est également nécessaire d’accompagner les autres services de l’État présents sur le territoire pour surmonter les divergences de politiques publiques, trop souvent conduites en silos, et le manque de prise en compte du patrimoine dans les stratégies de transition écologique. Renforcer la pédagogie et faire des UDAP des acteurs systématiques dans la planification et le financement de la transition écologique pourrait permettre de valoriser le patrimoine dans les projets, voire à placer le patrimoine comme critère de financement pour les projets liés à la transition écologique.

  • Accompagnement des agents des DRAC et UDAP
    Enfin, un dernier point important est le renforcement des compétences des agents des DRAC en matière de transition écologique, à travers des formations spécifiques au patrimoine, obligatoires pour tous les agents, ou encore des échanges d’expériences et de bonnes pratiques. Au-delà des démarches régionales déjà en cours8 , il serait intéressant de les étendre aux UDAP de régions différentes mais confrontées à des enjeux similaires, par exemple celles des différentes métropoles françaises.

Conclusion

Croquis Vincent Cassagnaud, chef UDAP 33

L’adaptation de Bordeaux au changement climatique est un enjeu complexe qui nécessite une approche intégrée et concertée. Cela permettra d’adopter une posture cohérente envers les pétitionnaires et d’assurer une action efficace pour adapter les centres anciens. Les ABF ont un rôle déterminant à jouer afin de protéger le patrimoine des impacts négatifs du changement climatique, éviter qu’il ne soit considéré comme un frein à l’adaptation des territoires, mais garantir une bonne conciliation entre la préservation du patrimoine et la transition écologique.

En encourageant une meilleure collaboration entre les acteurs locaux, en renforçant la communication et en adaptant les réglementations patrimoniales aux enjeux climatiques, il est possible de garantir que le patrimoine ne soit pas perçu comme un frein, mais bien comme une ressource pour construire une ville plus résiliente.

  1. Bilan final, Grand dialogue citoyen : « Urgence climatique, tous acteurs » Ville de Bordeaux, juin 2924, p.19/34
  2. Ce phénomène est exacerbé par les réhabilitations massives des années 1970 dans le centre ancien (motivées par les aides fiscales du dispositif Malraux) qui ont fragmenté des logements traversants en petits appartements sans double orientation.
  3. À l’échelle locale, le dispositif “Ma Rénov’ Bordeaux” accompagne ces rénovations par des aides financières et programmes de conseils.
  4. Discours de Pierre Hurmic, voeux à la presse du 18 janvier 2024.
  5. Loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, dite loi APER, du 10 mars 2023.
  6. Ce qui a été fait dans le règlement du PSMV de Narbonne.
  7. Le centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine, devenu peu visible pour les habitants depuis son intégration dans le musée d’Aquitaine en 2022.
  8. Tel que le projet HORIZON en Nouvelle-Aquitaine
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